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L’idée paraissait séduisante, donc il fallait l’accueillir sans prendre des pincettes, la dorloter et puis lui donner forme. Ensuite, il suffisait de mettre en place la logistique qui convienne le mieux, de recruter quelques gros bras et l’affaire irait comme sur des roulettes.
Ils nous avaient dit qu’il était nécessaire que tout cela se fasse dans la plus grande discrétion, que personne ne s’aperçoive de rien – choisir des orphelins ou des sans-familles, généralement chez les sans-papiers – et que l’on contribuerait ainsi au développement de l’hygiène nationale.
Nous, du moment qu’ils nous payaient cash, sans laisser de traces, c’était parfait, leurs buts réels on s’en fichait, ce qui primait c’était que cela nous rapporte suffisamment de blé pour ensuite nous permettre de disparaître dans la nature.
Au début, cela n’a pas été très facile car il fallait mettre sur pied tout un système de repérages, de surveillance, de filatures. Nos futures victimes devaient correspondre à un profil qui nous avait été donné oralement (aucun papier ni téléphone n’était jamais utilisé par nos commanditaires) : entre trente et quarante ans, origine africaine, sexe indifférent, petits boulots clandestins ou précarité, quartiers populaires dans Paris (du côté de la Goutte d’Or, par exemple).
L’opération se déroulait une fois la nuit tombée. On embarquait dans notre grand Ford couleur immaculée et on se dirigeait vers l’endroit marqué d’une croix au crayon sur la carte. Là, on frappait à la porte de la cible, si ça ne répondait pas, on l’enfonçait, on attrapait notre proie, on lui mettait un bandeau sur les yeux, du scotch marron de déménagement sur la bouche, on lui liait les mains et les pieds avec le même ruban, et puis on la fourguait dans le fourgon.
Ensuite, direction Rungis, hall 6, atelier 49, on poussait les portes en plastique, on livrait la marchandise. Au bout d’un certain temps, elle nous était rendue, ils pratiquaient ça à la découpe (halal ?), elle était emballée proprement dans un grand sac étanche, et alors direction le terminus.
Après, monsieur le juge, j’ignore ce qu’ils faisaient des colis qu’on leur déposait tous les jours. Des fois, le boucher – il avait une devanture à l’ancienne, une façade en quelque sorte – murmurait : « L’immigration diminue en France ! », mais on n’y prenait pas garde. Il nous donnait notre paie et on remontait alors dans le camion.
Si je veux un avocat ? Oui, je crois qu’il y en a un d’assez connu qui a rejoint un petit parti politique qui monte : j’espère qu’il exerce encore, je vais lui téléphoner, si vous permettez.
(Photo : cliquer ou agiter pour agrandir.)
(Art Tatum, Stormy Weather)