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(Scan : agrandir d’une manière ou d’une autre.)
« La conjonction de Paul Desmond et Dave Brubeck, elle aussi, relève de la (et des) contingence(s). Au vrai, on n’en connaît guère de plus hasardeuse, et en tous les sens du terme. Soumise au régime de l’incertitude, elle l’est si bien que, d’une œuvre à l’autre, ses manifestations comme ses effets restent en grande partie imprédictibles. Elle renouvelle les vieilles métaphores de la carpe et du lapin, du parapluie et de la machine à coudre. On sait de source sûre qu’elle est déraisonnable, baroque, biscornue. Excentrique jusqu’à frôler le grotesque ou le monstrueux. Il s’en faudrait d’un rien pour que l’expression de contre-nature vienne aux lèvres. On sait que cette alliance fut problématique pour ses acteurs, le saxophoniste surtout, bien plus que pour leur auditoire, car la provocation était dirigée en priorité contre eux-mêmes. On sait que le pari de l’hétéroclite engagerait les deux hommes, chacun de son côté, à des choix irrationnels, et, l’un en face de l’autre, à des conduites excessives. L’obligation qu’ils s’imposèrent d’improviser côte à côte, parfois en contrepoint, leur ferait braver – même pas pour l’amour de l’art, qui n’en exige autant de personne – des périls aussi vains que terribles, transformant alors nombre de leurs interprétations en élégants détournements du désastre. Ou bien, sous l’impulsion du pianiste, en de laborieux défis aux lois de l’équilibre et de la mesure qu’ils venaient pourtant de célébrer avec un tact exemplaire. On sait tout cela. Pour autant, on ne peut garantir au tandem les écueils qui lui semblent promis. En dépit du handicap qu’il s’est infligé, c’est assez souvent qu’il évite ce que l’on croit être son ordinaire : l’ostentation, le maniérisme, le rococo, la discordance, les contrastes barbares, les finesses en gros sabots, le ridicule du cataclysme dans un dé à coudre et de l’élégie sur fond de presse à emboutir. Il n’est même pas à l’abri d’une harmonie sans nuages. Dans plus d’une pièce – les lentes surtout – l’homogénéité des voix frise la perfection et l’on comprend que Desmond ne plaisantait pas lorsqu’il a confié que, entre Dave et lui, « musicalement, la perception extrasensorielle [avait] toujours beaucoup fonctionné. »
Alain Gerber, Paul Desmond et le côté féminin du monde, Fayard 2007, Livre de poche décembre 2009, N° 31597 (pages 209-210).
La nouvelle est arrivée comme un coup de cymbale, hier après-midi : la mort de Dave Brubeck (91 ans), le pianiste du « Dave Brubeck Quartet », mais son « sideman » saxophoniste, Paul Desmond, avait déjà disparu de la circulation depuis 1977.
Je revois (car la musique peut se regarder) la dentelle finement brodée par Dave Brubeck, les crochets et croches de ses compositions, de ses arrangements, de ses improvisations, la délicatesse de son toucher, les notes qui devaient aimer et attendre ses doigts déliés sur le clavier, et puis les arabesques du saxo alto, ce Paul Desmond parti avant lui explorer d’autres univers aussi inattendus qu’étranges : leur musique ne peut être autre, elle s’impose, explose avec sensibilité, se dépose dans notre esprit dont elle caresse les volutes et s’y imprime à jamais, dans sa simplicité apparente que nul ne peut ou pourra, désormais, égaler.
(Scan : agrandir encore un peu.)
(The Dave Brubeck Quartet, Audrey)
francisroyo a dit:
En regardant les photos, je me dis que chez les musiciens, ce n’est pas l’arme que « l’on passe à gauche » mais le diapason. Le disque en est d’ailleurs tout retourné. Que dire de nous?
Quant au tandem Desmond / Brubeck, quelle plus juste et plus belle expression que « les élégants détournements du désastre » ?
Merci pour ce beau billet de pincement de cœur.
Dominique Hasselmann a dit:
@ francisroyo : merci (le livre d’Alain Gerber, dans lequel il se met parfois dans la peau de Paul Desmond lui-même, est aussi – évidemment – un hommage à Dave Brubeck).
brigetoun a dit:
dure journée hier – parce que (et j’avoue que cela m’a touchée encore davantage parce que finalement plus « familier » ou presque) c’était aussi apprendre la mort de Jonathan Harvey et ce matin, après vie bien remplie, c’est celle de Niemeyer
Dominique Hasselmann a dit:
@ brigetoun : les mois de décembre sont meurtriers…
Hier, j’ai pris – sans prévoir – quelques photos de la place du Colonel-Fabien et j’ai repensé aussitôt au « Volcan » du Havre à laquelle la coupole communiste ressemble, j’ignorais que j’allais apprendre la mort de l’architecte ce matin à 5 heures par France Inter.
nomade a dit:
Merci pour la très belle illustration sonore. L’arme à gauche est de rigueur, avec Niemeyer. En Suisse, on dit « ils ont rendu leurs plaques », fine allusion au fait que les plaques auto y sont personnelles et incessibles jusqu’à ce que mort s’ensuive !.
Dominique Hasselmann a dit:
@ nomade : même pour les conducteurs de corbillards ?
jeandler a dit:
Comme si en fin d’année on se pressait de plier bagage… Tout ce monde !
Dominique Hasselmann a dit:
@ jeandler : c’est « la loi des séries », pas seulement à la télé.
PhA a dit:
C’est terrible : quand j’ai appris sa mort, j’ai passé une bonne partie de la soirée à l’écouter – et du coup j’ai passé une bonne soirée.
Dominique Hasselmann a dit:
@ PhA : on ne souhaite pas le même genre d’écoute pour tout autre jazzman… mais souvent le décès d’un musicien (ou d’un écrivain ou d’un peintre…) fait (re)découvrir des disques ou des oeuvres que l’on avait un peu délaissés, le temps passant !
Sorcière a dit:
Un linceul de neige se prépare et je vais me mettre à son diapason apaisant 😉
Dominique Hasselmann a dit:
@ Sorcière : oui, la musique sera feutrée demain, ou dès cette nuit…
PdB a dit:
Tu as parfaitement raison, la musique se regarde, comme elle se sent aussi, parfois, se touche, se goûte, et les frissons -quand cette musique passe… (magnifique, qu’il aille)
Dominique Hasselmann a dit:
@ PdB : oui, et tes remarques d’ailleurs concernent souvent les petits extraits musicaux que je mets sur ce blog, car souvent je les trouve trop coupés de cette « partition », comme au temps du cinéma ancien…