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(scan : agrandir n’est pas impératif.)
« Toi, si cela est possible, ne gagne pas aussitôt les frênes et les sapins, ne monte pas sur le flanc de la montagne où tu t’exposerais, reste au cœur du cyclone où tu seras le mieux dissimulé. Fuis sur place, là tu vivras la vie la plus paisible. Passe de ruelle en ruelle puis d’arrière-cour en arrière-cour pour retrouver la poussière des bâtons de couleurs de Skira derrière le canal Saint-Martin. Glisse-toi entre les plantes et les fusains, cache-toi derrière les bambous du marchand de fleurs de la rue de Buci, pour grimper en rond dans l’escalier interminable, et déboucher, enfin, sous les toits, dans l’atelier brinquebalant de Cremonini. Avance parmi les tours en ruine du 93, les poubelles éventrées, les voitures brûlées, l’ascenseur inutilisable, les vitres cassées et pousse la porte de l’atelier de Rustin. Je me désabonnai de la compagnie de téléphone et du même coup d’internet pour ne plus être rejoint par quelque devoir que ce fût. L’adresse mail se résorba d’un coup sur l’écran comme une buée sur une vitre quand l’hiver s’interrompt. Je sectionnai les fils électriques des sonnettes. Je mangeai des noisettes et tous les fruits de la saison en buvant du vin de Gex ou de Bellegarde. Toujours moins de fruits. Toujours plus de vin. Je m’endormais là où je lisais. Je voyageais sur place. Le grand voyage n’est pas vraiment sédentaire, ou plutôt il a lieu dans une « non-place » , il a lieu dans un coin de n’importe où, il a lieu dans l’angle d’un mur, il a lieu dans le non-espace, il a lieu dans le temps. (…) »
Pascal Quignard, Les désarçonnés (Grasset, septembre 2012, pages 306-307).