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"banalité du mal", Adolf Eichmann, autobus, Barbara Sukowa, film, Hannah Arendt, Heidegger, Margarethe von Trotta
(Photo : cliquer ou bouger l’image pour agrandir notamment l’affiche centrale.)
Jeudi dernier, j’ai vu ce film, au titre tout simple, et je ne cesse d’y penser depuis, tant sa force est grande, son impact puissant et la réflexion qu’il entraîne, percutante.
Si l’on a déjà là lu des ouvrages d’Hannah Arendt, la problématique qu’elle pose sur « la banalité du mal » – au sens historique et métaphysique – n’est pas nouvelle : sauf qu’ici la pensée en marche est traduite, montrée et signifiée en images (avec grande <résolution>) par l’actrice extraordinaire Barbara Sukowa dans le film terriblement beau de Margarethe von Trotta.
Pourtant, sur le procès d’Adolf Eichmann (un autre Adolf), on croyait avoir déjà tout vu : mais, soudain, le pantin dans sa cage de verre (archives en noir et blanc, pas d’acteur pour « jouer » ce rôle qui serait une imposture), avec sa bouche tordue, ses regards de côté, son crâne dégarni des cheveux qu’il a laissés tondre ailleurs, ses théories « administratives » de simple petit fonctionnaire qui ne faisait qu’« obéir aux ordres », s’agite à crever l’écran et pose malgré lui-même l’interrogation fondamentale : comment cela a-t-il été possible ? et la réponse qu’il offre ainsi : parce que c’étaient des gens comme lui, sans pensée (sans pensée morale, sans idée autre que l’accomplissement d’une « tâche » décrétée par les hiérarques de l’idéologie nazie).
Ce qui est incroyable dans ce film, et ce qui le hausse au niveau d’un chef-d’œuvre frappant, bouleversant, c’est de voir se dérouler la pensée en action dans le combat d’Hannah Arendt qui, au-delà d’une approche de la Shoah sous l’angle de la « sentimentalité » ou du ressassement catastrophique dont l’absence lui sera reprochée par nombre de Juifs, démonte le mécanisme psychologique qui mène et entraîne mécaniquement le bourreau, ouvrier docile voire prévenant, par rapport aux ordres de l’anéantissement qui lui sont donnés et dont il ne pouvait pas ne pas savoir et constater qu’ils faisaient tourner et mouliner l’engrenage de « la solution finale ».
« Alles in Ordnung ! »
Dans son monologue devant un parterre d’étudiants à Jérusalem, Hannah Arendt, « incarnée » au plus juste, au plus intime sans doute, par Barbara Sukowa, joue sa dernière carte quand elle explique et déplie, avec le souffle transmis d’une immense torchère intérieure, sa théorie : oui, si certains Juifs ont « collaboré » à l’entreprise de destruction massive, Adolf Eichmann, lui, s’est retiré complètement du monde humain en dirigeant et en accomplissant, les yeux ouverts ou fermés, le massacre innommable. Et cette attitude de « non-engagement », d’irresponsabilité totale (telle qu’il l’exprime ou la revendique) mérite elle-même alors la mort, comme dernier reflet, dans un miroir glacé, de son comportement.
Il est rare que le cinéma, dans la « banalité » la plus courante de sa production, offre une telle vision philosophique d’un phénomène historique et politique et puisse en marquer ainsi la véritable pierre noire.
Mise en scène, montage, flash-back choisis à la seconde pile (Heidegger, qui fut un temps l’amant de son étudiante Hannah Arendt, avant qu’il ne se soumette à la doxa nazie), musique comme une nappe d’eau insidieuse, jeu impliqué de tous les acteurs, y compris les figurants impeccables, autobus israélien d’époque avec sa grosse roue de secours fixée à l’arrière, vues de Jérusalem/New York : rien ne manque, et pourtant c’est l’idée principale – en tant que manifestation philosophique – qui demeure : le mal est à la portée de chacun tandis qu’un film, implacable et vivant, réussit à en disserter de manière inouïe.
les cafards (@lescafards) a dit:
et dans les médias, personne n’en parle. Ils préfèrent sans doute s’épancher sur l’écume des jours au parfum de navet. Les écrits restent heureusement. Amitiés
Dominique Hasselmann a dit:
@ les cafards : les « grands médias » ont fait l’impasse, c’est trop dérangeant (même si Boris Vian a habité l’une d’elles près du Moulin-Rouge).
alainlecomte a dit:
j’adhère à ce que dit @lescafards… En tout cas, quel éloge de ce film, que je vais m’empresser d’aller voir par ce week-end pluvieux!
Dominique Hasselmann a dit:
@ alainlecomte : tu ne devrais pas être déçu (sauf par la météo)…
gballand a dit:
Je l’ai également vu hier. Vous en parlez mieux que je n’aurais pu le faire.
J’ai donc acheté un livre de H. Arendt car, le film m’a permis d’ouvrir une porte à la connaissance de son oeuvre. Avant, j’aurais eu peur… 😉
Dominique Hasselmann a dit:
@ gballand : la force du film c’est de donner aussi accès à cette pensée abstraite et concrète à la fois.
Calypso a dit:
@ gballand : il y a un Quarto Gallimard bien pratique (Les origines du totalitarisme, 2002) auquel j’avais très, très modestement contribué. Un deuxième volume a paru il y a quelques mois.
@ D.H. : on sait maintenant pourquoi le flic Derrick était si populaire en France !
@ Calypso : Merci pour la précision concernant ce Quarto (et bravo pour votre participation…).
Derrick (qui continue à coloniser je ne sais plus quelle chaîne de télé dans l’après-midi) a un pouvoir soporifique étonnant ! D.H.
Lirina Bloom a dit:
Il faut voir à Terezin, les cahiers d’écoliers couverts de graphiques utilisant les rayures Seyes et les crayons de couleur pour représenter le transit des déportés en fonction de leur âge et de leur sexe. Il faut imaginer celui qui taille son crayon et tire ses traits à la règle. Colorie et souligne, calligraphie l’horreur qui s’accomplit.
Dominique Hasselmann a dit:
@ Lirina Bloom : merci pour ce souvenir.
Comme on peine à imaginer un morceau de musique joué par les déportés dans l’un de ces camps.
biscarrosse2012 a dit:
Contre la « banalité » du mal, un film comme celui-ci apporte non seulement des arguments et des preuves indéniables, mais encourage vivement les esprits indépendants à sortir de leur paresse. Du moins, j’espère. Je demeure toujours incrédule face à cette monstruosité à tous azimuts que le nazisme a pu perpétrer avec le soutien de philosophes convaincus… Et je me demande si ce n’est pas la « perfection de la pensée » le premier pas vers la « banalité du mal ».
Dominique Hasselmann a dit:
@ biscarrosse : il est intéressant de lire le parcours de Heidegger à l’époque nazie (voir le lien sous son nom).
La pensée parfaite ou « pure » au service de la « race pure » : sorte de fusion inconsciente ?
Francesca a dit:
Trop bouleversée pour commenter ce film qui ne me lâche pas depuis jeudi, j’adhère à ce bel article ! On a encore assez présent en mémoire « L’honneur perdu de Katharina Blum » pour ne pas être étonné de la maîtrise de Margarethe Von Trotta et Barbara Sukowa est incroyablement crédible -si j’ose cet oxymore- en Hannah Arendt…
Pas du tout étonnant que les « grands médias » ne parlent ni du film, ni de l’oeuvre d’Hannah Arendt, tant le thème » La banalité du mal » est encore actuel…
Aurait-on définitivement renoncé à faire prévaloir la pensée sur l’affect ?
Peut-être pas ! Il existe, entre autres, un bon dossier pédagogique en ligne.
Dominique Hasselmann a dit:
@ Francesca : oui, Margarethe von Trotta a réalisé d’autres films de grande valeur (je me souviens aussi de « L’honneur perdu de Katharina Blum » et des « Années de plomb ») et le fait qu’elle ait été mariée avec Volker Schlöndorff n’est pas « innocent »…
Barbara Sukowa mériterait un prix d’interprétation !
dominique autrou a dit:
Le cauchemar des Bienveillantes se poursuit tous les jours sous nos yeux.
Dominique Hasselmann a dit:
@ dominique autrou : les Érinyes ont toujours des visages changeants…
caro_carito a dit:
J’espère qu’il va passer par ici…
Dominique Hasselmann a dit:
@ caro carito : je l’espère pour toi !
ALiCe__M a dit:
« Et cette attitude de « non-engagement », d’irresponsabilité totale (telle qu’il l’exprime ou la revendique) mérite elle-même alors la mort, comme dernier reflet, dans un miroir glacé, de son comportement. »
Vous donnez là ce qui se dégage du film ou ce que vous pensez ? Pour moi, vouloir la mort du meurtrier c’est reproduire le mal, en conscience.
J’ai aimé ce film, même avec beaucoup de réserves. Mais l’utilisation des images d’archives, confrontées à la pensée aiguisée d’Arendt emporte mon adhésion et me donne envie d’en apprendre plus.
Dominique Hasselmann a dit:
@ Alice M : cette phrase, c’est ce que pense, me semble-t-il, Hannah Arendt.
Je ne sais si l’on doit tuer les bourreaux, en tout cas ils doivent toujours pouvoir bénéficier d’un procès, comme ce fut d’ailleurs le cas à Nuremberg.
Je pense que pour les juges israéliens, le procès d’Eichmann a abouti à la décision de sa pendaison comme point final symbolique mis à l’holocauste et n’est pas la reproduction du mal – qui ne s’est pas déroulé à la même échelle.
Sans doute le précepte biblique « Oeil pour œil, dent pour dent » est-il aussi intervenu lors du jugement.
christiane a dit:
Magnifique regard sur ce film, la réalisatrice et cette grande actrice. Je me suis permis de mettre votre billet en lien sur le blog de Pierre Assouline qui a engagé un débat sur ce film car vous avez noté des éléments que personne n’avait vus (comme le vieil autocar qui traverse Jérusalem avec sa roue à l’arrière)
Dominique Hasselmann a dit:
@ christiane : c’est fort aimable à vous, il y a longtemps que je ne suis allé sur le blog de Pierre Assouline…
christiane a dit:
Oui, le hasard d’un film qui ne laisse pas indifférent…
Dominique Hasselmann a dit:
@ christiane : l’article de Pierre Assouline, que je découvre, est excellent (ne pas confondre cependant Hannah Arendt avec « Hannah » Sukowa), merci : mais dites-moi où se trouve, parmi les quelque 850 commentaires… le vôtre !
christiane a dit:
Il est un peu long…
@ christiane : Puisque vous me l’avez envoyé (ce serait un casse-tête que de le chercher sur le blog de P.A.), je le publie ci-dessous. D.H.
» Donc j’ai vu le film dans d’excellentes conditions : 5 personnes à la séance de 11h.
Première impression : remarquable travail de M. von Trotta et de l’actrice B. Sukowa.
Puis à partir de ce travail très documenté, intégrant les vidéos du procès Eichmann une réflexion face à l’Histoire, à la Shoah, à ces criminels nazis et face à cette philosophe controversée (plus à l’époque du procès que maintenant).
Tout d’abord l’impression que cette femme, Hannah Arendt, était devenue une apatride à cause de l’histoire complexe qu’elle a vécue : Allemagne nazie, France, Camp d’internement de Gurs (où les femmes se laissaient aller à un désir de mort), puis la fuite, puis apatride pendant 18 ans aux Etats-Unis… Elle dit : Je n’ai pas de patrie, de pays, je n’ai que des amis.
Ce procès arrive. Elle ne veut pas le rater. « Je n’ai jamais vu un nazi en chair et en os. »
Donc elle part pour Jérusalem tout en ne comprenant pas pourquoi le procès a lieu en Israël. Elle aurait souhaité un « tribunal international ». Déjà elle s’interroge : « Est-ce le procès de l’Histoire ou d’un homme ? » Et cet homme dans sa cage de verre, elle l’observe intensément, étonnée de le trouver si différent de ce qu’elle avait imaginé. Elle le trouve « plus insignifiant et médiocre que monstrueux ». Elle écoute les témoins, nombreux. Prend des notes. Replace Eichmann dans son « rôle » : « remplir des trains, transporter des gens vers la mort en exécutant cette tache de façon administrative ». Il ne cesse de répéter que lui, il « n’a jamais exterminé des Juifs, qu’on lui avait donné des ordres et qu’il devait obéir ».
Le basculement noir et blanc (procès réel) et couleurs (la fiction) est troublant.
Elle le dissocie de Mengele qui est évoqué par les témoins.
Hors du tribunal des gens écoutent à la radio la retransmission du procès. Ils attendent que « justice soit faite », que celui-là paye pour tous ces morts, tous ceux qui ne sont pas revenus, qui ont souffert. Qu’il efface la « honte des jeunes qui reprochent à leurs parents de ne pas s’être défendus ».
H. Arendt s’interroge : ce mal absolu qui est dénoncé là n’a rien à voir avec des motivations humaines. On entre dans l’absurdité. On mourait, on souffrait à Auschwitz ou à Treblinka parce que des SS s’étaient mis hors de l’humain, obéissant à des ordres absurdes, dénués de sens.
H. Arendt est forte, courageuse, honnête et de plus en plus incomprise, reçoit des lettres d’injures, des menaces de mort, surtout quand elle s’interroge sur l’attitude des chefs de file juifs qui aidaient les SS à organiser ces convois. Même si elle dit : « Qu’aurions-nous pu faire ? » Il lui paraît manquer quelque chose entre soumission et révolte.
Controversée, incomprise, abandonnée de tous, elle témoignera de cette banalité du mal qui peut être le fait d’hommes ordinaires devant ses étudiants qu’elle appellera à résister par la pensée dans les périodes obscures et par ses livres.
J’ai aimé ce film pour plusieurs raisons :
– Interprétation (B. Sukowa, exceptionnelle, A. Milberg, J. Mc Teer…)
– choix dans la vie de Hannah Arendt de cet épisode fondamental : le procès (J’ai été moins intéressée par les flash-back évoquant sa passion pour Heidegger)
– Subtilité d’aborder la pensée d’une philosophe par le jeu de l’actrice (formidable)
– Pour la réflexion qu’il provoque
– pour l’approche convaincante de la notion de « banalité » dans ce mal absolu
– par l’exploration des liens difficiles entre H.A. et ses amis, ses contemporains
– pour la beauté plastique de certains plans, le cadrage des scènes, cette façon de filmer les visages, la route, le car, l’enlèvement de nuit d’Eichmann par le Mossad
– pour la tendresse qui inonde certaines scènes (avec son mari et son vieil ami qui l’accueille à Jérusalem)
– Pour Jérusalem où je ne suis jamais allée
– Pour New-York de nuit vu de la baie de l’Hudson
– parce qu’il se termine sur une note d’espoir : penser. Ce qui rend possible un chemin dans les périodes difficiles
– parce que j’étais bien dans cette belle salle presque vide -donc très silencieuse – pour recevoir ce très beau film. »
brigetoun a dit:
je pensais bien qu’il fallait que j’essaie d’aller le voir
Dominique Hasselmann a dit:
@ brigetoun : si vous trouvez un moment à Toulon, ou plutôt en rentrant, à Avignon !
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jeandler a dit:
Un film promis à une diffusion discrète. Je vais chercher en ma province : rien de certain et à quelles heures ?
Francesca a dit:
Il faudrait pourtant que ce grand film pulvérise les statistiques pour que ne reste pas vaine l’incitation d’Hannah Arendt à PENSER…
arlette a dit:
Il me semble avoir noté que, dans le film, en flash-back, le cours de Heidegger auquel assiste H. Arendt jeune étudiante, porte notamment sur la force de la pensée.Et c’est précisément cela qu’elle reprend avec insistance dans son discours final devant ses étudiants. H.A. a gardé sa fidélité à Heidegger, son premier amour. Peut-être que la cinéaste a voulu rappeler cela.
christiane a dit:
@ Arlette : Votre remarque est vraiment intéressante.
arlette a dit:
. Mais je regrette de n’avoir pas été suffisamment attentive aux paroles de Heidegger. Il faudrait que je retourne voir le film. Du coup, on peut se demander quel crédit attribuer à la pensée quand on sait que H. a adhéré au parti Nazi et qu’il ne s’est jamais repenti? Il y a peut-être là une ambiguïté qui interroge..
Dominique Hasselmann a dit:
@ arlette : oui, sauf que la pensée de Heidegger (en tant que pureté ou impossibilité de la circonscrire) a basculé plus tard dans le concret de l’approbation du nazisme.
La cinéaste a voulu montrer, je crois, que la pensée de H.A. était plus forte que celle d’Heidegger : l’une a « pensé » le nazisme et la « banalité du mal » qu’il a entraîné, l’autre lui a soumis, en définitive, sa pensée elle-même.
christiane a dit:
Oui, terrible et la deuxième rencontre montre l’irréparable entre eux…
arlette a dit:
Sauf que Hans Jonas, dans ses Mémoires, dit que H. Arendt a pardonné à Heidegger.
christiane a dit:
Oui, Arlette mais elle ne l’a pas rejoint philosophiquement. Le pardon ? Vaste problème…
Jankélévitch écrit dans son livre sur « Le pardon » :
« Le pardon comprend et ne comprend pas. Et d’abord ne comprend pas : ne pas comprendre, c’est en effet cela, pardonner ! (…) Peut-être faut-il se hâter de pardonner avant de comprendre, de peur de ne plus pouvoir le faire quand on aura compris : car on ne comprend parfois que trop ! (car personne ne comprend l’incompréhensible). »
Bonne soirée. Je regarde Lola de J.Demy sur Arte.
@ christiane : je vous envie mais, là où je suis, impossible de revoir ce très beau film. D.H.
christiane a dit:
Arlette,
Il y a eu un moment très beau : leur rencontre (philosophique et plus). Après, l’histoire l’a enlisé et il s’est perdu. Dommage…
christiane a dit:
Ici sa lettre.
arlette a dit:
Merci, Christiane, pour cette lettre que je ne connaissais pas. La lecture des « Souvenirs » de Hans Jonas, ami et condisciple de H. Arendt, notamment le chap. 11 « Adieu à Heidegger », est aussi très éclairante, En tout cas ce film permet aussi des échanges fructueux. Bonne journée.
(@ arlette : votre adresse e-mail ne fonctionne pas. D.H.)
christiane a dit:
Oui, Arlette, ce film ouvre une faille où se glissent nos pensées, nos questions sans réponses… Bonne journée aussi.
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