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"empailleur", "Le Renard", D.H. Lawrence, empaillement, Jaurès, Lacordaire, Marx, Paris, rue de Marseille (10e), vitrification
« Baissant la tête, elle aperçut soudain le renard. Il levait les yeux sur elle. La mâchoire rentrée, il la fixait. Leurs regards se croisèrent, et il sut qui elle était. Elle fut ensorcelée – elle comprit qu’il la reconnaissait. Comme il plongeait ses yeux dans les siens, son âme défaillit. Il savait qui elle était et il ne se laissait pas intimider.
Elle fit un effort pour se ressaisir et le vit partir à petits bonds par-dessus des branchages, comme pour la narguer. Puis il jeta un regard derrière lui et détala en silence. Elle aperçut sa queue, aussi douce qu’une plume, elle aperçut l’éclat blanc de sa croupe. Il disparut, légèrement, comme un souffle d’air. »
Il y a exactement dix jours, je me suis arrêté devant cette vitrine, que j’ai prise en photo, car elle m’a fait penser au livre que j’avais aimé (je ne le retrouve plus dans mes étagères) et dont je recopie plus haut une citation, captée par défaut sur Internet.
L’animal empaillé à côté du mannequin montrait que la fixation (la rigidité) était la même : d’un côté, une sorte d’embaumement – le métier d’ « empailleur » a-t-il toujours des servants dévoués ? – et de l’autre, le corps en matière synthétique revêtu des vêtements destinés à une femme vivante.
Chez D.H. Lawrence, le renard représente l’intrus qui bouleverse ou bouscule l’ordonnancement paisible des choses (penser à la formule célèbre, attribuée à Lacordaire, Marx ou Jaurès, sur « le renard libre dans le poulailler libre »…) et des êtres. Ici, derrière la vitre, l’animal cohabite tranquillement avec la fille-mannequin, qui exhibe les jambes et les cuisses anorexiques exigées par la mode.
Ce goupil va-t-il soudain se réveiller et mordre (ou pis) sa compagne ? Peut-être que, une fois la nuit abattue, des jeux étranges se déroulent à l’intérieur du magasin : seuls quelques passants attardés en auraient eu, dit-on, connaissance.
(Paris, rue de Marseille, 10e, le 20 octobre. Cliquer pour renauder.)
brigetoun a dit:
rencontre entre un souvenir de vie, libre, et une idée de vie pour l’image – oui qu’est ce que cela peut donner privé de notre regard ? (avec le votre c’est pas mal)
Dominique Hasselmann a dit:
@ brigetoun : ce livre est sans doute caché dans un deuxième rayon mais je n’ai pas eu le courage de défaire la muraille des premiers !
Francesca a dit:
D’où l’intérêt, selon moi, après maints essais, de classer ses livres plus ou moins par ordre alphabétique (méthode décriée comme vulgaire par certains puristes qui, surtout, disposent de beaucoup de métrage linéaire) qui te permettrait de trouver à coup sûr ce Lawrence derrière d’autres « L ». En tous cas merci, je n’ai lu que les quelques cinq/six incontournables mais ne connais pas celui-ci.
Je ne connaissais pas non plus la liste des divers goupils ; impressionnante !
On est toujours moins bête après avoir lu tes articles.
@ Francesca : ils sont bien classés dans cet ordre… mais il suffit qu’un jour il ait été mal remis à sa place et se soit donc retrouvé en deuxième ligne, comme dans un jeu de petits carrés (ici, rectangles verticaux, la plupart du temps), pour que le casse-tête soit complet ! D.H.
colorsandpastels a dit:
délicieuse rencontre. La nuit ici il n’est par rare d’entendre le ricanement bizarre d’un renard tout près dans la colline.
Dominique Hasselmann a dit:
@ colorsandpastels : verrouillez bien votre porte !
gballand a dit:
Je me lèche les babines en lisant votre dernière hypothèse….
Dominique Hasselmann a dit:
@ gballand : j’en frissonne…
potaux a dit:
« Les jambes et les cuisses anorexiques(..) »
La dictature du marché atteint l’être humain au plus profond du psychisme dès l’enfance.
La séduction est un piège.
Dominique Hasselmann a dit:
@ potaux : même les renards s’en méfient.
lizathenes a dit:
Tant qu’il n’y a que des renards et que « les loups n’entrent pas dans Paris » ….
Dominique Hasselmann a dit:
@ lizathenes : ils y sont peut-être déjà sans qu’on les distingue clairement…
biscarrosse2012 a dit:
Empaillée et « in vitro » comme si devait aboutir dans une fécondation hybernée, cette tension entre le corps vrai du renard et le corps faux de la silhouette en plastique correspond tout à fait à l’étrangeté attirante qui fait déclencher la passion amoureuse (cachée dans le bois) entre Lady Chatterly et son amant. J’aime aussi D.H. Lawrence.
Dominique Hasselmann a dit:
@ biscarrosse2012 : renard urbain et renard en cabane…
ils sont partout !
dominique autrou a dit:
La chasse au renard est — paraît-il — l’un des sports (de classe) favoris de la «gentry». L’avenir de l’empaillage semble donc assuré (les poules ne s’y trompent pas).
Dominique Hasselmann a dit:
@ dominique autrou : on dit que la « gentryfication » est aussi en pleine explosion à Paris.
czottele a dit:
votre texte réveille en moi des souvenirs assez dérangeants: il avait un regard doux et une moto, sur laquelle il m’emmenait hors de l’internat du lycée… Lors d’une balade en forêt, il m’a avoué sa passion: la taxidermie. Après ça n’a plus été pareil… mais cette fixation/ rigidité que j’ai dû avoir au moment de la révélation ne m’a plus quittée…
Dominique Hasselmann a dit:
@ czottele : c’était donc un tenant, avant son existence, du taxi-moto…
Calypso a dit:
@ D.H. : avant même de lire votre texte, votre photo m’a instantanément fait penser aux fameux mannequins surréalistes autrefois photographiés par Man Ray et Denise Bellon ; et de fil en aiguille (taxidermie oblige), à ce roman de David Garnett qu’aimait Breton : « La femme changée en renard »… ; et ensuite à Mary Webb, et ensuite… Bien curieuse, la nuit, cette rue de Marseille.
Dominique Hasselmann a dit:
@ Calypso : j’avoue que je n’ai pas lu « La femme changée en renard »… mais on peut l’écouter ici-même.
Merci donc pour cette référence !
Calypso a dit:
@ D.H. : dans la photo, plus que la cage transparente, à gauche, c’est la scie, à droite, qui ne laisse pas d’intriguer.
Dominique Hasselmann a dit:
@ Calypso : elle vient sans doute d’une époque où la tronçonneuse ne faisait pas encore entendre son bruit massacrant dans les campagnes…
Chesnel Jacques a dit:
en ce qui concerne les renards, les temps changent, on les portait parfois autour du cou comme Arletty dans Hôtel du Nord
Dominique Hasselmann a dit:
@ Chesnel : Les « renards » étaient des espaces personnels…
joëlle a dit:
comment peut-on être empailleur?!!
Dominique Hasselmann a dit:
@ joëlle : il s’en faut parfois d’un « r » ou d’une paille…
Zoë Lucider a dit:
J’espère que ce n’est pas celui du Petit Prince.
Dominique Hasselmann a dit:
@ Zoë Lucider : non, celui-là est toujours vivant dans notre mémoire.
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