Le tiers livre et Scriptopolis sont à l’initiative d’un projet de « vases communicants » : le premier vendredi du mois, chacun écrit sur le blog d’un autre, à charge à chacun de préparer les mariages, les échanges, les invitations. Circulation horizontale pour produire des liens autrement… Ne pas écrire pour, mais écrire chez l’autre.
La liste complète des participants est établie grâce à Brigitte Célérier.
Aujourd’hui, j’ai le grand plaisir d’accueillir ici Piero Cohen-Hadria, tandis qu’il me reçoit sur son blog Pendant le week-end.
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Est-ce que tu crois que ça a été une bonne idée, vraiment, tout est parti de cette date, cette coïncidence comme une concordance et alors on habite belleville on va voir son cimetière, ça a quelque chose de tellement normal, habituel, rituel, on entre, il y a là évidemment, ce qu’on s’attend à trouver
des arbres noirs qui veillent sur des pierres grises, des chemins
ce genre de choses qui fait penser à ceux qu’on a perdus, une mère, Lou Reed (« ma mère disait », disait-il, « qu’elle la vit une fois à Chinatown (la dernière grande baleine américaine), mais tu ne peux pas toujours croire (en) ta mère »), Jean-Bertrand Pontalis, ce « frère du précédent », ou Antonio Tabucchi, son prétendu Pereira ou d’autres encore, tous ont la même teneur aujourd’hui, Maryse toujours chélidoine amie disparue et d’autres encore, tous ces autres, ceux qui s’en sont allés, tu sais où ? ces choses que toujours on espère, toujours, Dieu, peut-être, on attrape quelques années, on attrape quelques rides, blanchissent aux tempes les cheveux, on se revoit à vingt ans, ce n’est pas que ces souvenirs nous pèsent, dans l’allée Berlioz, on se revoit sur le petit mur qui séparait le jardin de la rue il y avait alors du soleil, les habits noirs de l’empereur, les lunettes noires de L. qui lui mangeaient le visage (toujours aimé cette expression, stéréotypée, éculée, avachie et usée – pour les lunettes de soleil, j’en ai acheté une paire à Venise il y a quelques semaines, noires, monture et verres, elles me font souvenir de lui peut-être), quelle est donc cette place
quelle est-elle, bondée de fleurs
ces quelques là, ces autres si chatoyantes ici, j’aime les fleurs, je ne saurai les associer ni au deuil ni aux goules, et pourtant elles sont là, toujours, qu’elles soient vraies ou d’artifice
(j’aime beaucoup celles-ci, en couronne), toujours on les aime, toujours les couleurs passent sans doute, c’est que le temps, et la pluie et le gel, tu vois, et les jours et les nuits et les coups du soleil et ceux de la lune, ces coups contre ces couleurs toujours frappés les éteignent lentement mais si certainement, la mousse qui saison après saison pousse au pied des arbres comme des sépultures, certaines sont ornées de photos, d’autres de sculptures ici, un ange, là un oiseau, un bouquet, que sommes-nous donc, quelque petit tas misérable de secrets disait l’autre, oui, pathétiques et de passage mais seulement encore là et vivants, du pied à fouler un sable presque jaune, des yeux à décrypter le paysage, à regarder ici le ciel, là
il y a cette antenne surplombant les deux châteaux faits d’eau, le point d’où Chappe a émis quelques uns de ses signaux en bras articulés, on sort parce que c’est suffisant, non, cette visite est éternelle
aux yeux avions-nous autre chose qu’une vague larme, ce n’est que le vent tu sais, ou alors les ans ou peut-être la fatigue, aux pupilles, aux iris, d’en avoir vu, de lumières tant, d’en avoir aimé, tant aussi, les nôtres se sont peut-être manifesté ou du moins les imaginait-on, ils s’en sont allés depuis tant et tant d’heures, ils ne sont plus mais nous, tant de battements de nos cils, tant de pulsations de nos coeurs, bien vivants parfois souffrants
ici j’ai croisé cette croix verte, puis descendant cette rue nommée du Borrégo (j’ai aimé ce nom où vivait mon professeur Goimard Jacques aux cravates fleuries), tourner un peu puis encore, longer la rue du Télégraphe, voir si par quelque point j’apercevrais encore ces châteaux
en Espagne, en Italie la Grèce, Istanbul ou Trieste, Lisbonne ou Faro, et là, à travers cette grille que j’aurais pu croire criblées de balles régulières, là, ils surplombaient aussi cette cour de récréation
une petite école maternelle où les enfants quand ce ne sont pas les vacances, jouent, courent crient et vivent… J’ai continué mon chemin, une bonne idée, dix photos pas plus, non, un texte voilà, simplement un temps de Toussaint
texte et photos : Piero Cohen-Hadria
Liliane Langellier (@LaLangelliere) a dit:
« Les morts, les pauvres morts, ont de grandes douleurs. »
Charles Baudelaire
in Les Fleurs du Mal
PCH a dit:
D’accord, Charles…! (mais la pluie, aujourd’hui, quand même…!)
brigetoun a dit:
quel plaisir votre échange, curiosité, émotions, et superbes images (à reproduire sur les deux blogs)
PCH a dit:
oui, mais le principe des vases communicants (comme il en est d’Archimède) c’est de laisser chacun chez l’autre le temps d’une chanson… merci du passage (et de tout ce que vous faites pour ces vases, Brigitte)
louise blau a dit:
déambulations que l’on voudrait perpétuelles dans les villes et les rues des morts et des vivants
PCH a dit:
marchez, et vive la vie…
biscarrosse2012 a dit:
Merci, Piero, de cet hommage aux disparus qui vivent en chacun de nous. Ces choses touchantes et même intimes, c’est bien de les (savoir) dire. D’ailleurs c’est le dialogue intérieur le plus diffusé parmi les vivants. On se demande si le morts font le même !
Compliments pour le superbe échange avec D.H..
PCH a dit:
Pour votre question, Giovanni, nous verrons quand il sera l’heure… Mais pour le moment, continuons à marcher de concert, d’accord ?
dominique autrou a dit:
La perpétuité s’amenuise, elle a du plomb dans l’aile tant les vivants, par derrière, poussent à la roue, à la faute.
PCH a dit:
Ne pas laisser faire et continuer à tracer son chemin, voilà l’essentiel…
Calypso a dit:
Mélancojoli texte qui m’a rappelé Calet (lu pour la première fois cet été).
« D’un siècle à l’autre, il n’y a pas loin non plus. On fusillait des otages, on s’entretuait, il y a quatre ans à peine. Et que ce soit au chassepot ou à la mitraillette, les balles font les mêmes blessures, le plus souvent inguérissables. / Après quoi je longeai le cimetière de Belleville. C’était un après-midi dédié aux morts des XIXe et XXe arrondissements. Il me venait des pensées navrantes. / A quoi bon sortir du XIVe pour tomber dans un arrondissement plus ennuyeux encore ? / Sur un mur extérieur du cimetière, rue du Télégraphe, une plaque rappelle que c’est de cette éminence que Chappe, en 1793, annonça la victoire des armées de la République à l’aide de son télégraphe aérien de Paris à Strasbourg. / Je repris ma promenade par la rue de la Chine, où fut exécuté sommairement le banquier Jecker, en mai 1871, peu de temps avant les otages de la rue Haxo. / Joli mois de mai. » (Henri Calet, « Le Tout sur le tout » (1948), Gallimard/Le Livre de Poche, n°1994, 1966, 330.)
Et Jacques Goimard, c’est celui de la revue « Fiction » ?
PCH a dit:
Oui, ce doit être ça (Jacques G.)… Merci pour la citation d’Henri Calet.
Christiane a dit:
Un temps de Toussaint aux couleurs fanées, comme les fleurs. Des enfants jouant et criant dans la cour d’une école proche; ça c’est une bonne digression pour aller… vers la vie.
PCH a dit:
Oui, c’est ainsi que m’ont guidés mes pas (probablement) (je pense) (allégorie quand tu nous tiens)
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