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artichaut, Bücherwurm, Brian De Palma, cocaïne, fleur préférée, herbier, Passion, rêve, Sigmund Freud, tableau en couleur
Quand je suis rentré hier de la Bastille – Passion est un des meilleurs films de Brian De Palma – j’ai appris qu’un chômeur s’était immolé par le feu devant l’agence de Pôle Emploi à Nantes.
Avant de descendre dans la salle de cinéma à 13 heures 15, j’avais fait un petit tour vers le Majestic (dont l’enseigne de néon tombe en décrépitude) et les baraques foraines plus ou moins fermées sur le terre-plein du boulevard Richard-Lenoir.
J’ai pris deux photos, la première avec mon smartphone (envoyée sur Twitter à 12 heures 59), la seconde avec mon appareil photo (à 13 heures) : on peut comparer la netteté de l’image, les lignes droites ou incurvées, la lumière. Des détails par rapport à une vie humaine.
Le soir, j’ai pioché un peu dans un livre de Freud : mais impossible d’oublier que certains rêves partent en fumée.
« Je pense donc que chacun de nos rêves est provoqué par un événement après lequel nous « n’avons pas encore dormi une nuit ».
Si nous excluons le jour qui a précédé le rêve, les impressions du passé proche n’ont pas plus de rapport avec le contenu du rêve que les souvenirs d’un passé ancien. Le rêve peut prendre son matériel dans n’importe quelle époque de notre vie, pourvu qu’une chaîne d’idées les relie aux événements du jour du rêve (aux impressions « récentes »). Mais pourquoi donner aux impressions récentes cette préférence ? Nous pourrons faire des hypothèses sur ce point quand nous aurons analysé de près un des rêves dont il a été question plus haut. Je choisis le rêve de la monographie botanique.
Contenu du rêve : J’ai écrit la monographie d’une certaine plante. Le livre est devant moi, je tourne précisément une page où est encarté un tableau en couleur. Chaque exemplaire contient un specimen de la plante séchée, comme un herbier.
Analyse. – J’ai vu, dans la matinée, à la devanture d’une librairie, un livre récemment paru, intitulé : L’Espèce Cyclamen ; c’était probablement une monographie de cette plante.
Les cyclamens sont la fleur préférée de ma femme. Je me reproche de ne penser que rarement à lui apporter des fleurs, comme elle le souhaite. A propos d’apporter des fleurs, je me rappelle une histoire, que j’ai racontée récemment dans un cercle d’amis. Je voulais par là prouver mon hypothèse que nos oublis réalisent ordinairement les vues de notre inconscient et permettent de découvrir les dispositions secrètes de celui qui oublie. Une jeune femme était habituée à recevoir, lors de son anniversaire, des fleurs de son mari. Ce signe de tendresse manqua une fois ; elle pleura. Le mari ne savait comment expliquer ses larmes quand elle lui dit : « C’est mon anniversaire. » Il se frappe alors le front, s’écrie : « Pardonne-moi, je l’avais complètement oublié », et veut courir chercher des fleurs. Mais cela ne la console pas car elle voit dans l’oubli de son mari une preuve qu’elle ne tient plus dans ses pensées la même place qu’autrefois. Cette dame L… a rencontré ma femme il y a deux jours, lui a dit qu’elle se portait bien et lui a demandé de mes nouvelles. Elle a été ma cliente il y a quelques années.
Autre fait. J’ai bien fait autrefois quelque chose comme la monographie d’une plante : c’était un travail sur la coca, il a attiré l’attention de K. Koller sur les propriétés anesthésiques de la cocaïne. J’avais moi-même indiqué cette utilisation, mais n’avais pas approfondi la question. Là-dessus, je songe que, dans la matinée du jour qui a suivi le rêve (je n’ai trouvé que le soir le temps de l’interpréter), j’avais pensé à la cocaïne au cours d’une sorte de fantasme diurne. Si jamais j’avais un glaucome, j’irais à Berlin, pour me faire opérer incognito chez un de mes amis par un médecin qu’il m’a recommandé. Le médecin, qui ne saurait pas à qui il a affaire, dirait, une fois de plus, combien ces opérations sont devenues aisées depuis que l’on emploie la cocaïne, et je ne trahirais en aucune manière la part que j’ai eue à cette découverte. A ce fantasme se mêlaient des pensées sur le désagrément qu’il y a pour un médecin à demander à des collègues une aide médicale pour lui-même. Je pourrais payer, comme n’importe qui, l’oculiste de Berlin, qui ne me connaît pas. – A présent que je me rappelle ce rêve diurne, je remarque qu’il recouvre les souvenirs d’un événement précis. En effet, peu de temps après la découverte de Koller, mon père fut atteint de glaucome. Il fut opéré par mon ami, l’oculiste Königstein ; le Dr Koller l’anesthésia à la cocaïne et fit remarquer à cette occasion que les trois personnes qui avaient participé à l’introduction de la cocaïne dans ce domaine se trouvaient réunies là. […]
Je vais essayer d’indiquer les autres faits qui ont pu déterminer le contenu du rêve. La monographie renferme un specimen de la plante séchée, à la manière d’un herbier. A l’herbier se rattache un de mes souvenirs de lycéen. Le proviseur de notre lycée réunit un jour les élèves des classes supérieures pour leur confier l’herbier de l’établissement qu’ils devaient examiner et nettoyer. On y avait trouvé de petits vers (Bücherwurm). Il ne paraît pas avoir eu grande confiance en moi car il ne m’a confié que peu de feuilles. Je me rappelle qu’il y avait là des Crucifères. Je ne me suis jamais beaucoup occupé de botanique. Lors de mon examen de botanique, j’ai eu une Crucifère à déterminer, et je ne la reconnus pas. Cela se serait mal passé si mes connaissances théorique ne m’avaient tiré d’affaire. Des Crucifères, je passe aux Composées. L’artichaut est une Composée, et celle que je pourrais peut-être appeler ma fleur préférée. Meilleure que moi, ma femme me rapporte souvent du marché cette fleur de prédilection.
Je vois devant moi la monographie que j’ai écrite. Ceci n’est pas sans motif. Un de mes amis, très visuel, m’a écrit hier de Berlin : « Je pense beaucoup à ton livre sur les rêves. Je le vois devant moi, achevé, et je le feuillette. » Combien je lui ai envié ces qualités de voyant ! Si je pouvais, moi aussi, le voir achevé devant moi.
Le tableau en couleur qui est encarté. Lorsque je faisais ma médecine, je ne voulais étudier que dans des monographies. En dépit de mes ressources assez réduites, je recevais plusieurs journaux médicaux dont les tableaux en couleur me ravissaient. J’étais fier d’être si consciencieux. Quand je commençai moi-même à publier, je dus dessiner les tableaux qui accompagnaient mes travaux, et je sais que l’un d’entre eux parut si misérable qu’un collègue, pourtant bienveillant, se moqua de moi à ce sujet. A cela s’ajoute, je ne sais trop comment, un souvenir de ma petite enfance. Mon père s’amusa un jour à abandonner à l’aînée de mes sœurs et à moi un livre avec des images en couleur (description d’un voyage en Perse). J’avais alors cinq ans, ma sœur n’avait pas trois ans, et le souvenir de la joie infinie avec laquelle nous arrachions les feuilles de ce livre (feuille à feuille, comme s’il s’était agi d’un artichaut) est à peu près le seul fait que je me rappelle de cette époque comme souvenir plastique. Plus tard, quand je fus étudiant, j’eus une passion pour les livres. Je voulais les collectionner, en avoir beaucoup (c’était, comme le besoin d’étudier dans des monographies, une passion que l’on peut comparer à la passion des cyclamens et des artichauts dans la pensée du rêve). Je devins un Bücherwurm (rat de bibliothèque, littéralement : ver de livre). »
Sigmund Freud, L’Interprétation des rêves (édition 1926, traduction I. Meyerson, nouvelle édition par Denise Berger, PUF, 4e trimestre 1967, pages 153-155).
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