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Le tiers livre et Scriptopolis sont à l’initiative d’un projet de « vases communicants » : le premier vendredi du mois, chacun écrit sur le blog d’un autre, à charge à chacun de préparer les mariages, les échanges, les invitations. Circulation horizontale pour produire des liens autrement… Ne pas écrire pour, mais écrire chez l’autre.
La liste complète des participants est établie grâce à Brigitte Célérier.
Aujourd’hui, j’ai le grand plaisir d’accueillir ici Catherine Désormière, tandis qu’elle me reçoit sur son blog Qui Parle ?
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(Photo : cliquer pour agrandir.)

Quand il se trouva dans cette cuisine, devant cette femme, assise à sa table, il ne sut pas comment il était arrivé là, debout, face à elle qui le regardait sans surprise.
Il ne se souciait pas de l’arrangement étrange entre les livres empilés, les feuillets épars et la vaisselle – assiette et verre, fourchette – qui recouvraient le bureau improvisé d’où, le stylo en main, la femme le considérait.
Ne sachant comment se présenter, il dit à tout hasard :
– Je viens de la route.
– Il n’y a pas de route par ici.
– Derrière moi, derrière cette porte, il y a une route.
– Nous dirons que c’en est une.
– Aidez-moi, on me cherche. Ils vont venir jusqu’ici.
– Qui ?
– Ceux qui me poursuivent.
– Je pense qu’ils ne viendront pas.
– Pouvez-vous m’abriter un instant ? Quelques heures ?…
Elle lui répondit que maintenant, de toute façon, il n’avait plus le choix et qu’il allait rester ici. Elle ajouta :
– Racontez-moi votre histoire.
– Je suis sorti de la ville, il était midi, je ne pensais pas qu’ils pourraient me rattraper. Je connais tous ces chemins depuis mon enfance, toutes les mauvaises herbes de ces chemins qui se sont tracés presque seuls aux abords de l’ancienne usine à gaz et des entrepôts. Il est vrai que je ne les avais pas parcourus depuis bien longtemps.
Il s’interrompit, comme quelqu’un qui fouille dans sa mémoire.
– Continuez.
– J’ai couru. C’est tout. Je suis arrivé jusqu’ici, je ne sais comment. La route m’y menait.
– Cette route dont vous me parliez ?
– Oui, celle qui arrive jusqu’à votre porche.
– Après ce porche, qu’avez-vous vu ?
– Une allée au milieu d’un jardin, un petit bassin, un perron, quelques marches… et votre porte, je suppose.
– Vous supposez… Vous n’en êtes pas certain ?
– C’était peut-être un autre paysage… J’étais poursuivi. Je ne pensais qu’à me mettre à l’abri.
– Si j’imaginais une fuite à travers des terrains abandonnés, je ne crois pas qu’il y aurait quelque part un porche, un jardin… C’est un peu invraisemblable.
– Que voulez-vous dire ?
– Je ne sais pas, je vois les choses autrement.
– Comment les voyez-vous ?
– Il aurait été plus logique que vous longiez une voie de chemin de fer et que vous soyez entré dans une gare désaffectée ou bien dans la maison abandonnée d’un charbonnier.
– Il est vrai que je me demande comment j’ai pu arriver jusqu’ici.
– C’est très simple, vous avez pris la route qui mène jusqu’à moi. Vous êtes entré, et un jour vous ferez comme les autres, vous irez vous réfugier dans le corridor. Non ! Ne regardez pas de ce côté ! C’est là qu’ils sont.
– Qui ?
– Ne regardez pas par là. Si leur regard vous accroche, vous ne pourrez pas ne pas les suivre. Surtout ne vous retournez pas vers ce couloir. Je ne voudrais pas entendre le bruit étouffé d’une lutte inutile quand ils viendraient vous chercher, dans une cavalcade furtive, surgissant de ce recoin. Ça grouille par ici, je vous avertis.
Maintenant, il voulait partir. Elle ne le retint pas. Mais quand il ouvrit la porte il n’y avait plus de route, plus d’horizon, plus de paysage. Rien qu’une brume vide. Tremblant, il revint vers la femme qui devant son désarroi lui dit : « Ne sentez-vous pas que vous êtes encerclé, lieux et temps confondus ? Et qu’en même temps, vous échappez à l’infini ? »
La femme au stylo barra d’un trait ces deux dernières phrases. Elle se leva, déposa assiette et verre dans l’évier, elle regarda par la fenêtre tandis que son personnage s’effaçait.

Texte : Catherine Désormière
Photo : Dominique Hasselmann