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Antoine, Ernest Hemingway, François Bon, François Pinault, Frédéric Mitterrand, Gallimard, Gaston, Jean Dutourd, la veuve Clicquot, Le Vieil Homme et la mer, Twitter
C’était pendant l’horreur d’une profonde nuit et très tard, ce soir-là, je m’étais endormi.
La journée avait été fatigante, éreintante même : le cocktail chez Frédéric Mitterrand, dans ses appartements du Palais-Royal, n’en finissait pas, le champagne exhalait des fontaines de bulles tièdes et la veuve Clicquot n’était plus aussi fraîche que lorsque je l’avais connue. On discutait ferme sur l’échéance politique prochaine et chacun exhibait l’adresse secrète (en Suisse, au Luxembourg, aux îles Caïman…) où il comptait bien s’installer en cas de victoire probable des roses et des rouges.
Déjà, l’après-midi s’était couverte de nuées inquiétantes : l’un de mes assistants m’avait informé qu’un éditeur, présenté par certains de ses adorateurs comme « le pape du numérique », venait enfin de recevoir mon injonction d’avoir à cesser de diffuser sa récente traduction du Vieil Homme et la mer d’Ernest Hemingway, succédant à la magnifique version établie par Jean Dutourd en 1952.
Mais François Bon, ce provocateur médiatique, n’appréciait pas le rappel à la loi sur les droits d’auteur, et le faisait savoir urbi et orbi en agitant ses réseaux, notamment Twitter ; il s’amusait ainsi à déclencher une sorte de minuscule tsunami contre ma maison centenaire et réputée. Je m’attendais, je dois le confesser, à cette réaction éruptive d’un écrivain « prolétarien » qui avait franchi, une fois pour toutes, le seuil du respect des règles et du simple savoir-vivre.
Évidemment, une certaine presse s’était aussitôt emparée de l’affaire et lui avait donné une importance ridicule, compte tenu des enjeux : allais-je me mettre martel en tête pour seulement vingt-deux exemplaires vendus de la nouvelle version française (nvf) d’un roman dont l’auteur avait certes reçu le prix Nobel en 1954 mais s’était suicidé d’un coup de fusil de chasse en 1961 ? Le rachat possible de Flammarion par mes soins (valeur : 200 millions d’euros) me servait de jauge et remettait les choses à leur place réelle, et non virtuelle, dans la hiérarchie de mes préoccupations.
Un autre collaborateur (je pense à l’instant à mon aïeul Gaston, je ne sais pourquoi) m’avait d’ailleurs informé qu’à la suite de la décision signifiée à l’importun, qui se comportait véritablement comme un chien dans un jeu de quilles, quelques gros malins avaient commencé à diffuser la traduction nouvelle du livre d’Hemingway par l’entremise d’Internet. Comment arrêter alors ce genre de samizdat électronique et cette odieuse pétition, et faire respecter l’ordre éditorial, à l’instar de la bienfaisante loi Hadopi dont je m’entretenais un peu plus tôt avec notre affable ministre de la Culture et de la Communication ?
Il était plus que temps qu’une police spécifique du Net soit mise en place afin de réguler cet espace anarchique et de traquer les fraudeurs qui se multipliaient comme résidents français au soleil de la médina de Marrakech.
Maintenant, la nuit m’appartenait et m’emportait dans ses bras, je rêvais – et c’était même la vérité – que je travaillais dans une rue qui désormais avait hérité d’un nom célèbre tout en conservant les précieuses adresses du Bottin mondain. Un aigle s’était posé sur ma tête, il me tenait fermement dans ses serres, nous survolions Paris (c’était une fête) et son agitation pourtant dérisoire. Je planais comme d’autres planifiaient. Les nuages tournaient dans le ciel comme des pages.
Soudain, une sonnette puis une voix se firent entendre dans ma chambre :
– Eh bien, Antoine, mon ami, nous sommes samedi, il est déjà onze heures, n’oubliez pas votre partie de chasse à Rambouillet !
– Ah, vous avez raison, Ernestine, mais je dois d’abord rejoindre François Pinault pour un déjeuner d’affaires, j’avais failli oublier !
– Et puis, tenez, vous avez reçu une lettre…
– Elle vient d’où ?
– J’ai déchiffré sur le timbre qu’elle avait été postée hier à Paris, rue du Louvre.
– Cela existe donc encore, la correspondance sur papier ? Alors, dites-moi, voilà une journée qui s’annonce formidable !
(Photo : cliquer ou bouger pour agrandir.)
(Jay Jay Johnson, Blue Trombone)
brigetoun a dit:
plaisir de retrouver cette lettre tapée avec beau ruban noir et rouge (et le triangle qui se lève pour saluer chaque lettre)
Dominique Hasselmann a dit:
@ brigetoun : chance qu’il soit resté encore un peu d’encre dessus !
M a dit:
Oui, géniale, la photo!
Dominique Hasselmann a dit:
@ M : il a fallu que je ressorte la machine hier soir d’un placard, je me demandais si le ruban fonctionnerait encore…
Jacques D a dit:
excellent ! et cette nuit la rue Sébastien Bottin vient d’être renommée « rue d’Ubu »
Dominique Hasselmann a dit:
@ Jacques D : avec un sens giratoire en forme de gidouille…
Copilot a dit:
C’est compliqué cette histoire, car cela suppose aussi un « bad girl » du même Hemingway à l’endroit de sa petite fille. Demandons à l’intéressée (vivante).
Dominique Hasselmann a dit:
@ Copilot : l’article de Wikipédia est bizarrement rédigé (comme cela arrive assez souvent) :
“Elle aurait dû subir de la chirurgie esthétique pour jouer ce rôle… et dut être à nouveau opérée peu après le film pour éviter des complications.”
A moins que la traduction n’ait été faite par Jean Dutourd ?
Copilot a dit:
Non c’est impossible car Jean Dutourd ne publie pas sous Licence Creative Commons. D’ailleurs à ce jeu là Je me demande ce que donnerait une bonne re-traduction en anglais du texte Français de F. BON.
@ Copilot : hélas, cet académicien (des « Grosses Têtes » de RTL) nous a quittés, il y a plus d’un an déjà, sur un « So long » qui faisait mal à entendre.
Copilot a dit:
Nous parlons des morts au présent aujourd’hui. J’ai reçu une lettre de Jean Dutourd ce matin, il a fait dans l’humour et ça lui ressemble bien. Parait-il qu’il s’est entendu avec Hemingway en haut (ils ont des facilités pour ça) afin d’actualiser son texte pour Gallimard en prenant en compte les remarques judicieuses et tempérées de F. Bon. Entre hommes de bien tout semble s’arranger et c’est heureux.
@ Copilot : l’empyrée permet ces ententes inattendues. D.H.
M a dit:
Sans doute pour satisfaire successivement le grand-père, auteur d’ « En avoir ou pas… »?
Pierre Chantelois a dit:
Génial récit sur ces officines ministérielles feutrées où se concoctent les élixirs amers de l’édition hégémonique. Et quelle chute… (dans tous les sens du mot) !
Dominique Hasselmann a dit:
@ Pierre Chantelois : l’accès à Hemingway ne crée pas ces problèmes au Canada !
Pastelle a dit:
Joliment bien tourné.
J’ai trouvé ça aussi, pour rajouter au cauchemar.
Dominique Hasselmann a dit:
@ Pastelle : merci.
Sorcière a dit:
@ pastelle
« mais voyez-vous je n’aime pas beaucoup que l’on me dise ce que j’ai le droit de voir et ce que je n’ai pas le droit de voir ».
Réaction salutaire 😉
Merci aussi pour le lien.
M a dit:
Dernière minute!
Voici la réponse donnée par le community-manager de la page Facebook des Editions Gallimard:
« Les éditeurs sont tenus de faire respecter le droit des auteurs. Et « Le Vieil Homme et la mer » est toujours sous droits (en France comme Etats-Unis), n’en déplaise à François Bon. Par ailleurs Gallimard n’a rien contre Publie.net et ne lui a pas demandé de dédommagements. Sans compter que la maison Gallimard aurait été heureuse de prendre connaissance de la traduction de François Bon pour lui proposer une publication… Une nouvelle traduction de « Paris est une fête » n’a t-elle pas été édité récemment? Une nouvelle traduction de « Gatsby le magnifique » en Folio, plusieurs nouvelles traductions de Hammett, une nouvelle taduction de « Ulysse »…
J’en conclus que François Bon aurait dû prendre confiance et leur soumettre sa traduction… Petit timidou, va.. Et ce n’est pas beau ce happy end?
Dominique Hasselmann a dit:
@ Magali : le type de chez Gallimard aurait besoin d’un correcteur.
M a dit:
Il devient nerveux, je pense, sous la pression des gens qui viennent lui pourrir ses présentations de livres.Sans doute qu’au lieu de songer à ses accords il se demandait, pensant à l’essor du numérique: « Pour qui sonne le glas? »
@ M : ou à Cinquante mille dollars… D.H.
jeandler a dit:
Il court, il court, le furet
Le furet du bois, mesdames,
Il court, il court, le furet
Le furet du bois joli.
Antoine lui court après
le rattrapera-t-il ?
Dominique Hasselmann a dit:
@ jeandler : finalement, je n’ai pas vérifié si la chasse était ouverte à Rambouillet (mais il s’agit d’une fiction).
Francesca a dit:
Dégoûtée de devoir finalement considérer que – telle la plupart des mauvaises querelles – cette injonction de Gallimard à François Bon est juste une histoire de gros sous… J’aurai toujours du mal à assimiler le livre, sous quelque forme que ce soit, à une vulgaire machandise.
Souhaitons surtout que François Bon, dont le travail obstiné est remarquable, ne se décourage pas et continue à tracer la route, pour nous, lecteurs, mais aussi pour la Littérature que TOUS les éditeurs devraient défendre sous tous ses aspects.
Dominique Hasselmann a dit:
@ Francesca : nous sommes nombreux à partager cet avis.
PdB a dit:
@ Francesca : Ce sont eux qui font du livre, comme vous dites « une vulgaire marchandise » : mais ils ne nous le feront pas croire, quoi qu’ils en aient… Il semble que François Bon ne se démoralise pas (ou moins, ou plus), et la vie de sa coopérative de production numérique n’est pas menacée (d’autant moins qu’on lit et aime cette littérature…).
PdB a dit:
On parle on parle, mais si on veut se faire une idée d’un grand livre, vraiment mieux traduit que par cet auteur « BOF » (au bon beurre…) grosse tête et paix à son âme, on peut aller voir par ici (et merci Madeleine…) (bon anniversaire)
Hein.
Dominique Hasselmann a dit:
@ PdB : ce lien figurait déjà dans le commentaire de Pastelle, vous vous êtes rejoints.
Françoise Granger a dit:
Bien d’accord, Ph. mais, dites-moi, pouvons-nous diffuser ce lien sans ajouter un problème au problème ?
Si oui, je serai ravie de partager au maximum !
PdB a dit:
@Françoise Granger (vous m’appelez « Ph », ou c’est pas à moi ? ) mais en tout cas, je ne vois pas pourquoi vous ne partageriez pas le cadeau d’anniversaire de Madeleine avec elle si elle vous le propose… Et je pense qu’elle serait ravie que vous partagiez vous-même avec vos amis ce joli cadeau (bon, en même temps, « le Vieil Homme et la mer » ça vous a quand même aussi quelque chose d’assez déprimant et désespérant, il faut bien le dire) (enfin ce que j’en dis c’est toujours pareil hein, ça n’engage que moi, je ne l’ai pas relu depuis mes douze ans je crois)
Bonheur du Jour a dit:
J’aime vraiment bien cette photo – elle est super !
(et tout a été dit dans les commentaires précédents).
Dominique Hasselmann a dit:
@ Bonheur du Jour : merci, alors !
jeandler a dit:
Géniale l’idée de cette photo de la machine à écrire et de son message.
Sa machine à écrire, à lui, n’était-ce pas une Royal ?
Dominique Hasselmann a dit:
@ jeandler : dans sa villa cubaine, il paraît que c’est une très classique Underwood qui est exposée.
jeandler a dit:
Il a bien dû en user plus d’une dans sa vie. Autant que de femmes ?
Dominique Hasselmann a dit:
@ jeandler : question de touche(r)s.
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Sorcière a dit:
La propriété intellectuelle … quelle grosse arnaque humanitaire après le décès de l’intéressé … (bon je sais je dis sûrement une connerie donc je sors 😉
Dominique Hasselmann a dit:
@ Sorcière : les propriétaires sont les héritiers ou les ayant-droits, l’aspect intellectuel n’est plus que sonnant (le glas ?) et souvent trébuchant.
Sorcière a dit:
@ Dominique : bah oui je sais bien … ! Où est le respect de l’intellect qui, après la mort, fait partie du patrimoine de l’humanité et n’est transmissible qu’à l’humanité à qui il doit revenir !?
@ Sorcière : la France est classée au « patrimoine mondial de la gastronomie » : difficile de lutter contre la culture charcutière. D.H.
Fabrice a dit:
Merci pour cette belle note, Dominique. Je me suis toujours demandé s’il n’y avait pas une faute à l’origine. Je m’explique : ne conviendrait-il pas de lire : rue Sébastien « Butin » au lieu de Rue Sébastien Bottin ? La question se pose…
Dominique Hasselmann a dit:
@ (cher) Fabrice : merci. Oui, il y a forcément une « coquille » dans le nom, c’est pourquoi ils ont changé, sur une partie de la rue, sa dénomination !!!
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chantal serrière a dit:
Tendre est la nuit…et Gatsby n’a qu’à bien se tenir!
Dominique Hasselmann a dit:
@ chantal serrière : l’orage commence à gronder, pourtant…
Dominique Autrou a dit:
Cela m’embête un peu, quand même. Car il est bien question de droits, et sans vouloir faire le trublion il y a encore toute une catégorie de professionnels qui ont besoin de ces droits pour vivre (y compris Gallimard, certes, mais il pourrait s’agir d’autres éditeurs), et cela F. Bon ne peut l’ignorer.
Au fond, c’est un coup médiatique ?
Dominique Hasselmann a dit:
@ Dominique Autrou : va lire les dernières réflexions de François Bon et addenda sur son site, tout est clair.
Par ailleurs, tu peux aussi voir l’analyse d’André Gunthert.
Cheima Berthelots a dit:
A propos, en matière d’immortel, ll semblerait que le brillant libraire Gérard Collard, qui a fondé la librairie Griffe Noire, va se présenter pour être élu à l’Académie .. Je trouve que ça ferait un nouvelle élan à l’institution, foi de Saint Maurien. Vous ne trouvez pas
Dominique Hasselmann a dit:
@ Cheima Berthelots : L’Académie française en a vu, des vertes et des pas mûres, donc aucune crainte à avoir !