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"La Route des Flandres", chevaux, Claude Simon, Garde républicaine, Paris, place du Châtelet
« le cortège hiératique et médiéval se dirigeant toujours vers le mur de pierre, ayant maintenant traversé l’embranchement du huit, les chevaux de nouveau cachés jusqu’au ventre par les haies de bordure disparaissant à demi de sorte qu’ils avaient l’air coupés à mi-corps le haut seulement dépassant semblant glisser sur le champ de blé vert comme des canards sur l’immobile surface d’une mare je pouvais les voir au fur et à mesure qu’ils tournaient à droite s’engageaient dans le chemin creux lui en tête de la colonne comme si c’avait été le quatorze juillet un puis deux puis trois puis le premier peloton tout entier puis le deuxième les chevaux se suivant tranquillement au pas on aurait dit ces chevaux-jupons avec lesquels jouaient autrefois les enfants des sortes d’animaux aquatiques flottant sur le ventre propulsés par d’invisibles pieds palmés glissant lentement l’un après l’autre avec leurs identiques encolures arrondies de pièces d’échecs leurs identiques cavaliers exténués aux identiques bustes voûtés dodelinant la moitié en train de dormir sans doute quoiqu’il fît jour depuis un bon moment le ciel tout rose de l’aurore la campagne comme molle encore à moitié endormie aussi, il y avait comme une sorte de vaporeuse moiteur il devait y avoir de la rosée des gouttes de cristal accrochées aux brins d’herbe que le soleil allait faire s’évaporer je pouvais facilement le reconnaître tout là-bas en tête à la façon qu’il avait de se tenir très droit sur sa selle contrastant avec les autres silhouettes avachies comme si pour lui la fatigue n’existait pas, la moitié à peu près de l’escadron se trouvant engagée lorsqu’ils refluèrent vers le carrefour c’est-à-dire comme un accordéon comme sous la pression d’un invisible piston les repoussant, les derniers continuant toujours à avancer alors que la tête de la colonne semblait pour ainsi dire se rétracter le bruit ne parvenant qu’ensuite de sorte qu’il se passa un moment (peut-être une fraction de seconde mais apparemment plus) pendant lequel dans le silence total il y eut seulement ceci : les petits chevaux-jupons et leurs cavaliers rejetés en désordre les uns sur les autres exactement comme des pièces d’échecs s’abattant en chaîne le bruit lorsqu’il arriva avec ce léger décalage dans le temps sur l’image lui-même exactement semblable au son creux des pièces d’ivoire tambourinant tombant les unes après les autres sur le plateau de l’échiquier comme ceci : tac-tac-tac-tac-tac les rafales pressées se superposant s’entassant aurait-on dit puis au-dessus de nous les invisibles cordes de guitare pincées tissant l’invisible chaîne d’air froissé soyeux mortel aussi n’entendis-je pas crier l’ordre voyant seulement les bustes devant moi basculer de proche en proche en avant tandis que les jambes droites passaient l’une après l’autre par-dessus les croupes comme les pages d’un livre feuilleté à l’envers »
Claude Simon, La Route des Flandres, Les Éditions de Minuit, 1960 (10 x 18 N° 91-92, 1963, pages 131-132).
En voyant passer la cohorte de la Garde républicaine, il y a quelques jours à Paris, j’ai repensé à ce livre de Claude Simon cité plus haut.
Même si l’allure était nettement plus pacifique (des camions de la Propreté de Paris fermaient la marche), les cavaliers et leurs montures avaient fière allure ; le soleil s’efforçait même de donner au tableau une teinte éblouissante.
brigetoun a dit:
en lisant Claude Simon il m’est arrivé de penser à la garde républicaine (la seule troupe à cheval que j’ai rencontrée)
Dominique Hasselmann a dit:
@ birgetoun : une histoire de vases communicants…
biscarrosse2012 a dit:
« …les cavaliers et leurs montures avaient fière allure » très belle image pour cette émotion décalée entre surprise, mémoire et fantaisie, qui ressuscite d’un bond, que les mots sans répit de Claude Simon cristallisent… Un « vase communicant » parfait entre D.H. et C.S. !
Dominique Hasselmann a dit:
@ biscarrosse : c’est ce que je me suis dit ce matin en lisant la liste des participants…
helenablue a dit:
Quel panache ! Et quelle lumière aussi …
Dominique Hasselmann a dit:
@ helenablue : le ciel est bleu dans un sens et différent dans l’autre (à cause du contre-jour) : problème habituel de la « balance des blancs » – celle des bleus n’existe pas !
Liliane Langellier (@LaLangelliere) a dit:
Ah ! le prestige de l’uniforme… Jeune épouse, j’habitais rue du Puits de l’Ermite, une toute petite rue près de la Place Monge… Chevaux et cavaliers passaient sous ma fenêtre… Tandis que je me prenais à rêver du Second Empire…
Ce texte de Claude Simon allume, en plein jour, des étoiles à mon petit déjeuner 🙂
Dominique Hasselmann a dit:
@ Liliane Langellier : vous auriez pu lancer des fleurs sur les casques argentés…
(Cette « Route des Flandres » est inépuisable.)
lizagrèce a dit:
A la manière de Bobby Lapointe je dirai : une place … de cheval …
Dominique Hasselmann a dit:
@ lizagrèce : il manquait des bouts de ficelles…
PdB a dit:
C’est vrai que ce genre de défilés est d’un décalé… (il y a dans le parc de la Villette – ou il y avait je ne sais aujourd’hui, je n’en ai pas revu) des gardes à cheval (police quand tu nous tiens) un peu comme au Canada à ce qu’on m’a dit…
Dominique Hasselmann a dit:
@ PdB : là, cela ressemblait plutôt à une promenade (de santé) hippomobile au milieu de la circulation automobile…
Mais il vaut mieux que les chevaux soient sur pattes plutôt que chez Picard surgelés !
Chesnel Jacques a dit:
belle correspondance/concordance entre texte et photos
Dominique Hasselmann a dit:
@ Chesnel Jacques : le texte y est pour beaucoup !
Au fait, expo Claude Simon à partir du 2 octobre à la BPI du Centre Pompidou.
dominique autrou a dit:
C’est drôle (si l’on peut dire), parce qu’en voyant tes photos je ne pense pas tant à C. Simon (des chevaux de boucherie, comme tu le suggères dans une réponse plus haut) mais plutôt aux pages de la Recherche où il est question de Saint-Loup à Doncières, précisément les lignes où le narrateur, pour lequel une chambre (!) a été aménagée, est empêché de dormir par les chevaux qui renâclent. C’est amusant, Doncières (dans les Vosges cette fois) tient son nom de saint-Cyriaque (je viens de l’apprendre)
Enfin bref… 🙂
Dominique Hasselmann a dit:
@ dominique autrou : à Saint-Cyr, le plumet sur le shako remplace la queue de cheval…
godart a dit:
Heureusement, pas de cheval cabré dans cette Garde républicaine. Ferrari en garde l’exclusivité.
Dominique Hasselmann a dit:
@ godart : on doit bien trouver un pur-sang dans le lot !
jeandler a dit:
Ce que j’aime dans cette histoire, c’est le camion ramasse-crottin. La ville de Paris en nourrit-elle les géraniums de la caserne de Reuilly ?
Dominique Hasselmann a dit:
@ jeandler : l’écologie galope… Les plantes de la caserne (vendue à la Mairie de Paris) que vous évoquez sont sans doute moins resplendissantes que celle des Célestins qui héberge la cavalerie militaire, boulevard Henri IV !
Désormière a dit:
Je me souviens avoir ouvert ce livre, « La route des Flandres », et commencé à le lire assise sur un banc public. C’était au programme cette année-là. Un peu déboussolée au début. Et tous ces souvenirs qui affluent.
Dominique Hasselmann a dit:
@ Désormière : difficile de l’oublier ensuite…
burntoast4460 a dit:
Curieusement, j’ai eu un oncle (décédé depuis) qui m’a raconté presque la même scène au début de la guerre de 40. Il a vu des cavaliers se faire massacrer à la mitrailleuse et les chevaux « se faire découper la peau comme par un rasoir », par certaines balles rasantes. Eux étaient à pieds derrière quelques chars assez anciens. Pendant ce temps les allemands progressaient en side-cars équipés des dites mitrailleuses, appuyés par des chars plus rapides que les nôtres et des troupes à pieds très déterminées.
On trouve le même genre de récit chez Gracq, dans ses « Manuscrits de guerre » (2011).
Dominique Hasselmann a dit:
@ burntoast4460 : chez Gracq, le style est plus classique.
burntoast4460 a dit:
J’aime les deux auteurs en fait.
@ burntoast4460 : on peut faire ce choix. D.H.
Francesca a dit:
Impossible de lâcher ce site quelques jours en espérant jeter un rapide coup d’oeil au retour !
Il faudra, le mardi, revenir au vendredi, entamer la lecture en se disant » on jurerait du Simon » avant de se rendre compte que… c’en est, cliquer sur toutes les splendides photos ensoleillées, lire aussi tous les commentaires dont certains mènent à d’autres rêveries. On se laisse entraîner et le retard de trois jours n’est pas comblé.
Merci de ce bel article !
Dominique Hasselmann a dit:
@ Francesca : ce n’est pas ici comme dans certains lycées ou collèges : les retards (de lecture) sont tolérés sans façon !