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hasard, impératif catégorique, impératif photographique, théorie du déclic, transfiguration
Hier après-midi, à Paris, en partant de République pour aller jusqu’au boulevard de Charonne (métro Avron, 20ème), je m’interrogeais sur une pratique de la photographie : comment le déclic peut signifier, ou pas, une sorte d’« impératif catégorique ».
Car l’image qui va être capturée est comme déjà formée dans le cristallin avant même qu’elle soit recadrée par l’objectif de l’appareil photo. Ce que le regard appréhende par les menottes des deux yeux ne pouvait lui échapper : non qu’il soit sans cesse aux aguets mais il se pose calmement, avec évidence, sur ce qui attend, à n’en pas douter, la récompense de sa propre fixation : personnes, bâtiments, véhicules, tout ce qui peuple la ville, la hante et la dévore.
La scène photographiée est un hasard, oui et non : tourner la tête de l’autre côté aurait empêché que la photo soit saisie (mais une autre aurait peut-être pu s’offrir alors pour la remplacer ?), pourtant il ne fallait pas, sur ce trottoir, sur ce quai de métro, sur ce terre-plein central du boulevard, regarder ailleurs mais bien là, précisément.
La révélation arriverait ainsi toute seule, sans prévenir ni sans alourdir la démarche : comme si ce qui bougeait juste auparavant menaçait soudain de s’immobiliser ; l’appareil photo imposait la pause (« on ne bouge plus » !) et chacun et chacune se rendait à son injonction pourtant muette. L’affiche elle-même, qui se croyait purement hebdomadaire, ne pouvait pas, pourtant retranchée derrière sa défense vitrée, échapper à cette obturation la déportant dans le temps et lui donnant une vie prolongée au-delà des limites de sa diffusion.
Le déclic ne faisait donc que (re)mettre les êtres et les choses en place : les épingler, avec les aiguilles indolores de la mise au point, sans qu’ils le sachent obligatoirement – sinon, il faudrait passer son temps à quémander les autorisations qui détruiraient toute spontanéité, toute vie comme elle va – et leur donner une autre détermination : celle, fixée, d’un moment, d’un instant (pas forcément « fatal ») devenu autre chose, soudain transformé en image, reflet, copie, appropriation, découpage d’un pan de mur ou d’un profil de visage, cisaillement de la réalité, du réalisme et, si l’on ose dire, transfiguration du temps dans son essence même.
L’impératif photographique serait à ce prix ou à cette prise.
(Toutes les photos peuvent être agrandies.)
(Thelonius Monk, Straight, No Chaser)
[ ☛ à suivre ]
brigetoun a dit:
lecture jubilatoire du texte creusé et lumineux – et les applications en image sont parfaites
Dominique Hasselmann a dit:
@ brigetoun : histoire d’écluser quelques photos d’hier avec un peu de distance (en attendant le changement de pneus de ma Scenic).
Claire a dit:
Très belle analyse ! J’aime bien la révélation…
Dominique Hasselmann a dit:
@ Claire : parfois « apparition » !
le p'tit Suisse a dit:
Prosaïque, matérialiste et point trop sourd, pour moi le déclic est la garantie que ces sal..ries de téléphones-photographes ont bien pris la photo qu’on leur demande. Il y a belle lurette que je ne vois plus, dans un viseur, le basculement du bon vieux système « Reflex », lequel me garantissait l’impression d’un film argentique, lui.
Dominique Hasselmann a dit:
@ le p’tit Suisse : on ne peut totalement dire « rideau ! »…
Le p'tit Suisse a dit:
Mais j’aimerais bien…
Lignes bleues a dit:
Et l’improbable conjonction des réparations mécaniques, merci Marie, architectures de papier derrière un rideau de fer d’une autre époque (on entend le grincement de son lever) que de signes pas forcément tous signifiés au lever du miroir
Dominique Hasselmann a dit:
@ LIgnes bleues : l’agrandissement peut en effet apporter des surprises… mariales ou architecturales.
biscarrosse2012 a dit:
Toujours des rendez-vous. C’est l’art de la rencontre.
Dominique Hasselmann a dit:
@ biscarrrosse2012 : l’incertain de la rencontre !
jeandler a dit:
Le problème de la chambre claire reste entier.
Le déclic est d’abord en soi, venant du cœur ou de la tête.
Dominique Hasselmann a dit:
@ jeandler : je partage ce point.
Pierre Chantelois a dit:
Et Godard n’avait pas raté d’y ajouter son déclic : La photographie, c’est la vérité et le cinéma, c’est vingt-quatre fois la vérité par seconde
Dominique Hasselmann a dit:
@ Pierre Chantelois : certes, mais une photo au millième de seconde ?
Désormière a dit:
Ma photo préférée: celle du métro. Perspective et courbe. Certes nous y sommes sous terre, mais vous réussissez encore une fois à épingler la femme bottée. La vie continue.
Dominique Hasselmann a dit:
@ Désormière : c’était au changement à la station Père Lachaise : toujours pas compris pourquoi des fauteuils (et de cette couleur !) ici…
PdB a dit:
le raccord gouttière dans la photo « réparations » merci Marie (number 4) est d’une élégance… euh, biblique ? De l’impératif photographique naît un présent photographié qui se transformera en passé souvenir… Ce qu’on aime dans les photos, c’est cette stase (« Blow up ») qui nous indique que, ici, quelque chose se passait, la photo nous le présente et nous y penserons ensuite… Découverte et révélation, exactement…
Dominique Hasselmann a dit:
@ PdB : bizarre, tous les commentaires sont maintenant en italiques : idem pour toi ?
(P.S. : tout est rétabli, juste après minuit, sans doute un bug passager…)
Pour répondre à ta remarque très juste, on pourrait même parler, dans certains cas particuliers, d’extase ?
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Zoë Lucider a dit:
J’aime bien la dépanneuse en médaillon en quelque sorte.
Dominique Hasselmann a dit:
@ Zoë Lucider : elle pourrait servir de logo, en effet, au garagiste de la quatrième photo…
Julien Boutonnier a dit:
Cruauté de la boulangerie affirmant son ouverture devant qui mendie la monnaie nécessaire…
Le déclic met les êtres et les choses en place d’une… transfiguration: belle formulation pour dire l’incessant fourmillement des images qui traverse et raconte aujourd’hui nos réalités.
Dominique Hasselmann a dit:
@ Julien Boutonnier : j’ai pensé que parfois des gens donnaient des miettes de pain aux pigeons.
Frédérique Elkamili a dit:
« Car l’image qui va être capturée est comme déjà formée dans le cristallin avant même qu’elle soit recadrée par l’objectif de l’appareil photo »… : intuitivement, pour moi car je manque de mots (oh combien), c’est ça, tout à fait, vous l’exprimez clairement. La photo (de mon point de vue), un mode impératif, obsessionnel, compulsif, itératif, là maintenant, retenir ce qui se livre dans l’instant.
Dominique Hasselmann a dit:
@ Frédérique Elkamili : compulsion (même sans émulsion), oui, nous partageons un « point de vue »identique.