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Boîte1_DHC’est simple : glisser l’enveloppe dans la fente de la boîte aux lettres. De l’autre côté des murs, des employés s’affairent, ils trient en fonction des adresses. On a disséminé les nouveaux réceptacles quasiment partout, les anciennes installations unijambistes toutes jaunes (avec leurs gros cubes comme chapeaux), et qui encombraient les trottoirs, ont disparu.

Depuis qu’Internet a été totalement supprimé par l’État – trop de piratages informatiques, jusqu’au plus haut sommet du pouvoir, trop de scandales, de « révélations », de tweets incontrôlables, d’imposteurs, de « fakes », de vidéos manipulées, de chantages, de fichiers détruits accidentellement ou effacés volontairement (et vice-versa), etc. – la population s’est rabattue sur La Poste.

Ainsi, des emplois nouveaux ont été créés par milliers. Le courrier n’est plus électronique (l’e-mail s’est fait la malle) mais le « J + 1 » est respecté à la lettre. Les entreprises privées, même d’origine étrangère style DHL ou UPS, ont été nationalisées et ont dû intégrer le giron de La Poste, devenue la première entreprise industrielle et monopolistique du pays. Le « redressement productif » est tendu au maximum.

La vente des stylos à plume, et même des plumes d’oies, des stylos à bille, des stylets et des crayons de toutes sortes s’est envolée. Waterman, qui croyait avoir tiré ses dernières cartouches, a multiplié ses ventes d’encriers par cent, mille, ils n’osent même pas afficher le nombre. Montblanc a atteint et dépassera bientôt le nombre de ses 4 810 boutiques depuis quelques mois.

Les fabricants de papier sont aux taquets, les usines de pâte à papier fleurissent un peu partout et les rames s’empilent, aussi hautes que la tour Eiffel, dans les entrepôts.

Les médecins soignent de plus en plus les « crampes des écrivains », car l’effort musculaire de l’écriture n’est plus réparti équitablement sur les deux mains tapotant les claviers d’ordinateurs, de tablettes ou de smartphones. Le plaisir d’aller déposer sa missive, parfois au domicile même du destinataire s’il n’habite pas dans la ville voisine, encourage la marche à pied : dans les hôpitaux, aux urgences désengorgées, on s’en félicite.

La correspondance, avec le retour des timbres que l’on lèche et l’abandon de leurs succédanés autocollant sans saveur, est devenu un sport national. Les « lettreurs » peuvent jouer à La Princesse de Clèves (au grand dam de son ancien contempteur, aux prises avec un juge gentil) ou aux Liaisons dangereuses : la littérature amoureuse submerge les éditeurs qui ne savent plus où donner de la tête.

Les sites mythiques de rencontres ayant disparu, chacun cherche sa chacune (ou son « chacun », depuis que « le mariage pour tous » est entré dans les mœurs) en déployant des trésors d’inventivité, d’ingénuité, d’innocuité, d’intimité et en couchant sur le papier ses états d’âme et de corps, tout en déployant des trésors de charme, d’insolence, de légèreté ou d’érotisme par écrit.

Certains godelureaux s’amusent même à envoyer leurs lettres, une fois pliées en forme d’avions (selon un schéma appris dans les classes où règne encore le chahut), et elles atterrissent au petit bonheur la chance ici ou là, tout dépend des courants porteurs, il suffit de ne pas oublier de mettre le nom et l’adresse de l’expéditeur pour la réponse.

Les profs de français sont aux anges : il n’existe plus de « correcteurs orthographiques », ils peuvent chapitrer eux-mêmes les élèves encore peu sûrs de leur orthographe (toute réforme a été abandonnée de ce point de vue). Bernard Pivot lui-même a été rappelé d’urgence par « le service public » et dispense désormais une « dictée » sur France 2 tous les samedi soirs à 20 heures 40 : TF1, embourbée dans la télé-réalité, est battue à plate couture.

Un jeune philosophe fraîchement émoulu de la Sorbonne, Jean Naimard, émule du nouveau pape, s’est bien essayé récemment à diffuser un petit pamphlet intitulé La Lettre et le Néant (First éditions), mais ce fut un grotesque flop sur le plan des ventes.

Des études sociologiques essaient maintenant de cerner le phénomène de l’expansion irrésistible de la lettre ; les dictionnaires et les abécédaires se vendent comme des petits pains. Aurait-on ouvert là une nouvelle boîte de Pandore ?

Ipso facto, le métier de facteur est devenu plus rentable et enviable que celui de professeur : on dit même du premier qu’il pourrait tomber sous le couperet de la future loi d’airain qui instaurerait une taxe gouvernementale à 60 %.

Boîte2_DH

(Rue des Récollets, Paris, 10e, le 23 mars. Cliquer sur la photo pour zoomer.)