Le tiers livre et Scriptopolis sont à l’initiative d’un projet de « vases communicants » : le premier vendredi du mois, chacun écrit sur le blog d’un autre, à charge à chacun de préparer les mariages, les échanges, les invitations. Circulation horizontale pour produire des liens autrement…  Ne pas écrire pour, mais écrire chez l’autre. La liste complète des participants est établie grâce à Brigitte Célérier.
Aujourd’hui, j’ai le grand plaisir d’accueillir ici Lirina Bloom, tandis qu’elle me reçoit sur son blog Ceci n’est pas un poème.

    __________________________

De Nilla BOMORI
À
Simmonds QUANA-LEINHE

Vendredi premier du mois.
An 2222 de l’ère chrétienne et An 7777 de la nouvelle ère [1].

Manuscrit-LB (Le Louvre, manuscrit de Qumrân et jarre, entre – 3000 et + 100.)

Très estimé Simmonds,

Voici l’avant-projet de l’article que vous me demandez. Je l’ai écrit comme j’ai pu et vous devez considérer que c’est un premier jet. Une question me taraudait en « stand bye », question que je n’ai pas traitée : abolir les distances, est-ce abolir le temps ? Il est vrai que nous n’avons pas l’éternité et la date approche. Je sais, je reste cool et n’en fais pas une maladie, mais il faut tout de même faire un peu fissa, car j’ai tendance au perfectionnisme et finalement au tatillonnage.

La découverte (relativement) récente (datée de 2122 plus exactement) des techniques permettant, d’abord la téléportation, puis l’ubiquité, ont rendu quasi obsolètes toutes les précédentes tentatives d’abolir les distances.

Ces tentatives avaient donné lieu à des découvertes et des applications magnifiques qui ont occupé des générations.

Mais dans tous les cas, tout cela n’était qu’illusion, car on se contentait d’imaginer raccourcir les distances en transportant le son ou l’image par divers moyens. Jamais n’avait eu lieu de véritable abolition de cette irréductible distance qui séparait les êtres.

Ce qui est, aujourd’hui, il faut bien le dire, chose faite.

En ces temps anciens, on avait inventé des machines, mais elles servaient simplement de support, et ne faisaient que prolonger le transport naturel de la voix humaine par l’air environnant.

D’autres machines (quelle qu’ait été leur complexité) reproduisaient simplement l’image rétinienne banale (fabriquée par l’œil prolongé des tissus neuronaux), par différents procédés, et ces machines optiques l’envoyaient de manières diverses d’un bout du monde à l’autre.

Ce qu’on a appelé l’ère numérique, couplait l’envoi de sons, et l’associait quasiment toujours à des images, images d’objets, d’êtres ou de lettres composant les mots, mots composant les textes, textes composant les livres… Mais le principe était le même et on avait seulement inventé des machines capables de faire parvenir d’un bout du monde à l’autre, et simultanément, le son et l’image. Mais guère plus.

Les humains se berçaient de l’illusion d’avoir aboli les distances entre eux. Ils se disaient être en relation immédiate quel que soit le point du globe où ils se trouvaient. Mais bien sûr, il n’en était rien et, en tous les cas, seules leur voix ou leur image se promenaient autour de la terre.

Leur corps restait immanquablement cloué sur place en sa pesanteur inexorable.

Nos précurseurs prenaient la métaphore pour le tout de la réalité et la réalité se révélait cruelle : ils croyaient avoir aboli les distances, mais ne bougeaient pas d’un iota, ils restaient sur place et imaginaient (seulement) être ailleurs.

Cette exaltation de l’imagination s’est toujours produite, en particulier, dans la relation amoureuse, avec les édens et les dégâts qu’on sait. Ces machines amplifiaient ce phénomène d’exorbitante manière. Les conséquences s’en faisaient sentir : bonheurs ailés ou malheurs plombant.

En ces temps là, l’imagination prenait simplement la place de la réalité, c’est un fait maintenant reconnu.

Vous l’admettrez, Le Petit Poucet, ce héros de conte pour enfant, avait chaussé les bottes de sept lieues et tel un géant parvenait en un rien de temps d’un bout de la campagne à l’autre.

Les avions et les trains étaient, nous le savons maintenant et depuis nos grandes découvertes, (et comme je pense vous en avoir persuadé) seulement des bottes de sept lieues améliorées. Ceux-ci avaient, cependant, l’énorme inconvénient d’être beaucoup plus salissants et nécessitaient d’être alimentés par des énergies extrêmement polluantes.

Des mouvements de protestation dénonçant cet état de fait occupaient l’espace social et alertaient des dangers de fonte de notre banquise, et aux deux pôles.

Ce qui n’a pas manqué d’arriver, nous le déplorons tous bien sûr maintenant, et avons le souvenir que les désastres occasionnés pendant près de 100 ans avaient semblé répéter la légende de ce texte qui avait traversé le temps depuis un héros nommé Gilgamesh, jusqu’à l’an 2100, date de la recouverte par les eaux et de la destruction par les vents de zones entières du Globe.

Ce texte (Gilgamesh) avait (vous le savez aussi ) appartenu à un Livre d’Argile ou de Pierre, puis de Papyrus et enfin de Papier, Livre où il était question d’un être qui avait toutes les caractéristiques de ce qu’on appelait autrefois le « surnaturel ». Le Livre (c’était son nom, traduit du grec Biblos) – dans lequel avait été intégrée cette histoire de Déluge qu’on pensait avoir appartenu aux générations passées – annonçait, en réalité, les catastrophes du début du deuxième millénaire.

Toujours est-il que les humains avaient inventé l’idée d’un modèle d’ubiquité (on aurait dit dans les années 2000 qu’ils avaient inventé le concept d’ubiquité) et ils avaient fait leur maître de cet être capable de se trouver partout à la fois. Ils l’appelaient Deo, Allah ou Celui qu’on ne peut pas nommer.

Pour combattre la catastrophe imminente, ils s’adressaient à lui, car toutes les tentatives de cesser d’aggraver la pollution avaient été vaines.

Ils communiquaient avec lui en usant d’une parole qui lui parvenait où qu’il fut, dans la mesure où il était partout. Cette parole pouvait ne pas être prononcée et même si aucun son ne franchissait leurs lèvres, l’être ubiquitaire l’entendait, car il était aussi niché à l’intérieur de leur corps. Ils usaient parfois d’une langue spéciale pour lui parler (langue ancienne ou morte le plus souvent).

L’idée d’une abolition des distances par les technologies diverses qu’ils inventaient alors était calquée sur cette illusion de communiquer avec leur Deo, Allah ou Celui dont on ne peut dire le nom.

Ils avaient très peu travaillé à des recherches sur la téléportation, bien que la notion existât dans certains films de fiction.

Un trucage des images, en particulier, faisait apparaître et disparaître des personnages instantanément.

Mais il s’agissait de trucage et nul, à cette époque, dans la réalité de leur vie, ne se déplaçait avec tout son corps et instantanément.

Ici, je rappellerai le nom de quelques grands précurseurs. En détaillant un peu les manières illusoires d’abolir les distances.

Voici, cher Simmonds, quelques noms que je voudrais évoquer, donnez moi votre avis à ce sujet.

Je voudrais parler de :

Charles Bourseul, agent de l’administration des Télégraphes, qui publie un article dans L’Illustration (26 août 1854), sous le titre : Transmission électrique de la parole.

Gugliemo Marconi, qui en 1894 met au point la radio en transmettant du son par ondes hertziennes dans le grenier de ses parents.

Et surtout de Alan Turing, inventeur de l’informatique, représentant le plus tragique des dégâts causés par une époque où les progrès de la science ne vont pas de pair avec les progrès en humanité. On sait qu’en 1854, il se suicide en croquant une pomme trempée dans du cyanure pour avoir été condamné du fait de sa préférence amoureuse pour les hommes.

L’énergie électrique était indispensable à toutes ces méthodes, leur point commun, leur centre névralgique. Et je rendrai un hommage vibrant à Alessandro Volta qui inventa la pile électrique en 1800, et cela simplement en ayant l’idée du jeu enfantin d’empiler des rondelles de cuivre d’un côté et des rondelles de zinc de l’autre et de les relier astucieusement.

Ensuite, j’en viendrai au saut remarquable de la solution trouvée aujourd’hui et qui tient lieu du miracle :

– solution qui ne se sert pas de courant électrique, ni d’aucune énergie d’ailleurs et qui est nommée dématérialisation.

– solution qu’on apprend, aujourd’hui, à ne plus utiliser à tout bout de champ car son plus grand danger est de réduire la matière à néant, toute la matière, je veux dire.

Une question – en aparté, cher Simmonds, car je pense préférable de ne pas me discréditer auprès de nos dirigeants qui ont fait le choix de la dématérialisation totale pour eux-mêmes :

Notre monde sans la matière serait-il encore un monde ou seulement cet éther dont parlaient les livres anciens, et où nul ne peut plus vivre puisqu’il n’habite plus son corps fait de chair et d’os ?

Ne devrions-nous pas réserver nos découvertes les plus audacieuses à nos plus grandes œuvres et garder les manières anciennes pour les banalités quotidiennes ?

Mais, c’est bien sûr, de toutes autres questions et je vous demande de les garder par devers vous.

Pour en revenir à l’article que vous me demandez, une fois ce travail préalable accompli, mon cher Simmonds, je tenterai d’élaguer, avec vos conseils, ce texte de ses scories, afin de ne pas noyer le lecteur dans des détails et formulations inutiles.

L’ubiquité et la téléportation n’ayant pas résolu (ainsi que je le disais, de manière allusive, au début de cet instantané) le lancinant problème du temps.

Excusez la confusion apparente de tout cela, mais soyez gentil, cher ami, de me donner votre avis.

A bientôt de lire votre participation à notre œuvre commune et communicante, (peut-être communiante).

Votre dévouée Nilla Bomori.

Texte et photo : Lirina Bloom


[1] calculée à partir de la naissance de l’écriture considérée comme le début du long chemin qui mena à la Totale Abolition des Distances (TAD), qui est la grande victoire de nos cent dernières années.